Réelle, ou heureusement le plus souvent seulement redoutée, la question du deuil et de la mort est plus présente dans nos esprits, dans nos conversations depuis la crise sanitaire que nous vivons.
Comment soutenir patients ou proches dans toute la complexité du deuil avec le support d'œuvres de fiction ? Il est parfois délicat de soutenir des patients pendant un travail de deuil, surtout quand il y impossibilité à penser ou ressentir les affects désagréables, notamment à l'égard des disparus ou quand la tristesse apparaît d'une telle ampleur, qu'elle génère la crainte que rien ni personne ne pourrait la contenir. Certaines personnes vont se tourner d'elles-mêmes vers les nombreux ouvrages de psychologie, de développement personnel ou de spiritualité, consacrés au sujet mais elles se trouvent parfois bien plus démunies devant ce « travail de deuil », qui serait comme une tâche à accomplir, technique, découpée en étapes universelles, que traverseraient tous les humains confrontés à la perte. Il en découle bien souvent une confusion supplémentaire, matinée d'un sentiment amer d’inadaptation ou d'étrangeté. La fiction est un outil qui peut s'avérer utile pour décortiquer la complexité émotionnelle de ces situations. Et surtout elle peut faire sortir d'une solitude effroyable : en créant du commun, elle peut autoriser à ressentir et à penser la perte. D'une part, la littérature ou le cinéma permettent d'ouvrir, ils rendent possibles au patient de se saisir de ce qu'il est en mesure de travailler à ce moment précis de la psychothérapie. D'autre part, une suggestion de lecture qui se concrétise vient faire du lien entre les séances, apporte une présence, à la fois tangible et symbolique, précieuse dans ces moments de perte, de vide ou d'effondrement. Les œuvres suivantes peuvent être proposées. Le premier roman s'ouvre dans le fracas du bruit d'un corps explosant une verrière. Le corps maintenant sans vie, c'est, c'était Denis. Un frère aîné, un frère cadet, un fils, un petit-fils, un ami. Il a sauté du 7e étage. Il n'est plus là, mais le roman « et le jour pour eux sera comme la nuit » ne parlera que de ce plus-là là. Avec une finesse clinique très poignante, l'auteure, Ariane Bois, fait vivre le maelstrom émotionnel et familial dans lequel se trouvent plongés les protagonistes : sidération, colère, tristesse évidemment mais la description des temporalités singulières de chacun pour traverser cet arrachement est particulièrement intéressante, les manquements, les maladresses, les impossibilités à se soutenir au sein de la famille voire l'impossibilité de la consolation tout court car elle estompe le souvenir du disparu. Chacun se débrouille comme il peut, dans son coin. La disparition des rituels sociaux entourant les endeuillés ne leur facilite pas la tâche. Le psy de l'histoire non plus, au demeurant, avec ses questions, ses interventions à côté de la plaque. Mais sont-elles vraiment si inappropriées ? Peut-être pas, en revanche, elles n'arrivent assurément pas au bon moment. Professionnelles, techniques, elles manquent peut-être de chaleur et de soutien pour être bien loin du vécu du patient, pour lequel cette séance de psychanalyse sera la première et la dernière. Il en sort se disant à juste titre qu'il n'est pas fou. Etre fou de douleur, ce n'est pas être fou tout court. Cependant cela peut y conduire. L'écriture d'Ariane Bois est-elle phénoménologique dans la description de la souffrance ? Cette dernière s'exprime dans toutes ses dimensions émotionnelle, psychique mais aussi corporelle : sous la déchirure de l'absence, les corps se tordent, se vident, s'érotisent, se font lourds. Les mots rapprochent ou éloignent, la corporéité aussi. Nous sommes loin de la représentation contemporaine occidentale du chagrin, notamment véhiculée par le cinéma ou les séries : celle du chagrin propre, maitrisé et digne, visage impassible, l’œil à peine humide d'où s'écoule une larme unique. Cette représentation tend à s'imposer comme seul modèle acceptable, peut-être même jusque dans les séances de psychothérapie. D’où l’intérêt de la fiction, qui vient ici pallier la disparition des pleureuses sincèrement attristées ou celles qui étaient embauchées pour exprimer la douleur lors des enterrements. Dans ce roman, il y a bien sûr le contexte particulier du suicide, cet événement incompréhensible qui vient tout bouleverser et demande un quasi travail de détective pour mettre du sens. Le témoignage autobiographique de la psychanalyste Lydia Flem, « comment j'ai vidé la maison de mes parents », nous plonge dans une toute autre ambiance, plus feutrée, celle d'un dialogue intérieur. Alors qu'elle vide la maison parentale, elle revisite ou découvre son histoire, celle de sa famille sur une ou deux générations. Ici le travail de deuil est un travail de vide. Le récit est plus axé sur la transformation et le remaniement narcissique consécutif au fait de se retrouver orphelin, quel que soit son âge. « se réconcilier avec ses morts, atteindre la sérénité du souvenir exige un lent dépôt du temps. Les saisons doivent reparaître une à une et la vie, pas à pas, geste après geste, l'emporter sur la mort. Si l'on traverse la tempête des sentiments sans en exclure aucun, aussi vif ou vil qu'il paraisse, si l'on donne son consentement à ce qui surgit en nous, peut éclore une légèreté nouvelle, une renaissance après le déluge, un printemps de soi-même/ même si cette double perte demeure, pour une part de soi, irréparable et scandaleuse. » Jusqu'ici, pas de deuil pathologique, contrairement au film de François Ozon « sous le sable », qui sur un versant plus psychotique, estompe les limites de l'absence et de la présence, qui se confondent et précipitent ainsi le spectateur dans le trouble. Y-a-t-il une ellipse dans le scénario ? Jean, que l'on croyait noyé, a-t-il été sauvé ? Est-ce un rêve ? La réalité ? Un souvenir ou un délire ? Deux vies parallèles s'organisent pour Marie. La vie sociale remplie du travail, du quotidien, des sorties entre amis et la quasi-clandestine avec son mari. Le clivage, le déni, la perte de l'évidence commune qui se révèlent au fur et à mesure, donnent des clés au spectateur. Jusqu'à constater l'impossibilité de ce deuil envers et contre tout. Le dernier plan du film en est une belle et poétique illustration. Ces œuvres littéraires ou cinématographique peuvent devenir des alliés précieux pour les psychothérapeutes et les patients confrontés au deuil. Il ne s'agit là que de quelques exemples, qui peuvent aider le praticien à renforcer la fonction contenante de l'espace thérapeutique, qui se prolonge ainsi au-delà des séances. Le sentiment de solitude est intense dans l'état dépressif en général, mais peut-être l'est-il encore plus en période de deuil. C'est une solitude sociale et surtout émotionnelle qui découle du désinvestissement de la relation perdue, sans qu'il soit encore possible d'en nouer des nouvelles. Certaines personnes ne peuvent se laisser aller à l'expression de la tristesse, par peur de ne trouver aucune consolation et d'être par conséquent, emportées dans un puits sans fond. Michel Hanus lie cela à de probables expériences de tristesse, de désespoir, qui n'ont pas pu être soulagées. « Pour pouvoir supporter une perte irrémédiable, encore faut-il être assuré au fond de soi-même que peine et souffrance trouvent toujours leur fin dans l'apaisement. » Pour pouvoir clore ces expériences de perte, le travail thérapeutique peut s'appuyer sur la fiction comme nous l'avons vu mais d'autres possibilités sont à disposition, par exemple le travail sur les processus corporels ou un dévoilement du thérapeute de ses propres expériences de deuil et comment il les a traversé. Évidement, ce partage d'une expérience humaine doit toujours se faire de manière mesurée, ajustée et au service du processus thérapeutique. Le numéro 41 des Cahiers de Gestalt-thérapie a consacré en partie son dossier « perdre ou prendre consistance, présence / absence » a cette thématique. Le texte qui précède, légèrement remanié, y a été initialement publié et est consultable sur CAIRN à l'adresse suivante : https://www.cairn.info/revue-cahiers-de-gestalt-therapie-2019-1-page-206.htm Bibliographie : BOIS Ariane, Et le jour sera pour eux comme la nuit, Ramsay, Paris 2009 FLEM Lydia, Comment j'ai vidé la maison de mes parents, Seuil, Evreux, 2004 HANUS Michel, Les deuils dans la vie,Malouine, Paris, 2007 OZON François, Sous le sable, Fidelité Production, 2001
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AuteurPierre-André Beley, psychosociologue et Gestalt-thérapeute, praticien en psychothérapie à Strasbourg. Archives
Septembre 2023
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